Notes sur le premier conte

Il est hors de doute que, des huit contes que comprend cette légende, le premier est le plus difficile à comprendre pour le lecteur non prévenu. Non seulement il est lourd d’une nomenclature accablante, mais encore sa logique même et les idées qui y sont exprimées semblent, au premier abord, entièrement étrangères. Peut-être cela tient-il à ce que, dans cette histoire et dans la suivante, ne figure pas un seul, Chien et qu’il n’est même pas fait allusion à l’un d’eux. Dès le tout premier paragraphe de ce conte, le lecteur se trouve en face d’une situation extrêmement étrange où se meuvent des personnages qui ne le sont pas moins. Il faut cependant bien dire qu’une fois ce conte passé, les autres, par comparaison, semblent presque familiers.

Le concept de la cité imprègne tout le conte. Bien qu’on ne sache pas exactement ce que pouvait ou ce que devait être une cité, on admet généralement qu’il s’agissait d’une région peu étendue où logeaient et vivaient un grand nombre d’habitants. Le texte fournit quelques explications superficielles de son existence, mais Bounce, qui a consacré sa vie à l’étude des légendes, est convaincu que ces explications ne sont que les habiles improvisations d’un conteur du temps jadis désireux d’étayer un concept invraisemblable. La plupart de ceux qui ont étudié les contes conviennent avec Bounce que les raisons données dans celui qui nous occupe ne cadrent pas avec la logique et certains, parmi lesquels Rover, se sont demandé s’il ne fallait pas voir là les traces d’une vieille satire dont la signification se serait perdue.

La plupart des autorités en matière d’économie et de sociologie tiennent une organisation comme la cité pour une conception absolument impossible, non seulement du point de vue économique, mais aussi du point de vue sociologique et psychologique. Une créature dotée d’une structure nerveuse suffisamment complexe pour créer une culture serait incapable, selon eux, de survivre à l’intérieur de limites aussi étroites. Selon ces autorités, l’expérience de la cité, si elle était tentée, mènerait à un état de névrose collective qui aurait tôt fait de détruire la culture même qui l’aurait édifiée.

Rover est persuadé que dans le premier conte nous sommes en plein mythe et qu’il ne faut donc accepter aucune situation, aucune déclaration, pour sa valeur nominale, mais que tout le conte est pénétré d’un symbolisme dont nous avons depuis longtemps perdu la clef. Il est cependant assez déconcertant de constater que, s’il ne s’agit que d’un mythe et de rien de plus, il ne contient pas les symboles qui sont précisément la marque ordinaire du mythe. Le lecteur moyen ne trouvera guère là d’éléments susceptibles d’être immédiatement reconnus pour mythiques. Le récit est peut-être en soi ce qu’il y a de plus extraordinaire : décousu et dépouillé de ces touches de nobles sentiments et d’idéaux élevés qu’on trouve dans le reste de la légende.

La langue même est particulièrement déroutante. Des locutions comme « satané gosse » ont intrigué les sémanticiens depuis bien des siècles et le problème n’est pas plus près de sa solution aujourd’hui qu’il ne l’était quand les savants ont commencé à s’intéresser à la légende.

En ce qui concerne l’Homme, par contre, la terminologie a été bien mise au point. Cette race mythique était désignée sous le nom de race humaine ; les femelles sont des femmes ou des épouses (deux termes qui ont peut-être jadis correspondu à des nuances distinctes, mais que l’on regarde aujourd’hui comme synonymes), les chiots sont des enfants. Un chiot mâle est un garçon. Un chiot femelle, une fille.

Outre le concept de cité, deux autres concepts apparaissent dans le conte, que le lecteur sera incapable de concilier avec son mode de vie et qui heurteront peut-être même sa façon de penser : ce sont les idées de guerre et de meurtre. Le meurtre est un procédé, impliquant généralement la violence, par lequel une créature vivante met un terme à la vie d’une autre créature vivante. La guerre, semble-t-il, était une forme de meurtre collectif pratiqué à une échelle inconcevable.

Rover déclare, dans son étude de la légende, être persuadé que les contes sont beaucoup plus anciens qu’on ne le croit d’ordinaire : il affirme en effet que des concepts comme ceux de guerre et de meurtre n’ont pas pu venir de notre culture actuelle mais qu’ils doivent remonter à une ère de sauvagerie dont on ne possède plus de traces historiques.

 Tige, qui est presque le seul à croire que ces contes ont un fondement historique et que la race de l’Homme a bien existé aux premiers jours qu’a connus le Chien, prétend que ce premier conte relate l’histoire véritable de l’effondrement de la culture de l’Homme. Il pense que le conte tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est peut-être que le pâle reflet d’un conte plus vaste, une gigantesque épopée qui autrefois a pu être aussi importante que l’ensemble du cycle légendaire que nous connaissons aujourd’hui. Il ne semble guère possible, écrit-il, qu’un événement aussi considérable que la chute d’une puissante civilisation mécanique ait pu être condensé par les narrateurs de l’époque sous une forme aussi ramassée que le cadre de ce premier conte. Nous n’avons là, estime Tige, que l’un des nombreux contes qui narraient toute l’histoire et peut-être celui qui nous est parvenu n’est-il qu’un conte mineur